Il y a une vingtaine d’années, les skinheads et punks gay disparaissaient littéralement de notre communauté fetish,
et de facto de l’espace public, victimes d'idées préconçues et d’interprétations malhonnêtes. Aujourd’hui, ce sont les mecs cuir et les puppies qui sont de plus en plus régulièrement attaqués ou stigmatisés. Tentatives d’interdictions de défiler dans les Prides, préjugés politiques proférés dans l’espace public, pressions des ultra-féministes sur les groupes fetish masculins, débats intra-communautaires binaires et stériles, absence de réponse efficace des groupes concernés,… Le terreau de l’exclusion est à nouveau fertile pour de nouveaux bannissements.
Apparence et préjugés
Alors que nous réalisions une interview de 3 Misters fetish (Leather, Rubber et Ours 2024) au Redzone en janvier dernier (voir notre vidéo ici), Nicolas le Mister Leather 2024 nous expliquait avoir rencontré quelques soucis lors de son mandat, y compris dans notre communauté LGBTQIAP+. Il nous disait qu’il était compliqué d’« arriver à se faire accepter en tant que fetish, en tant que cuir, quand certains dans la communauté LGBTQIA+ nous voient comme de la masculinité toxique sur pattes, ou plutôt sur bottes. En fait, c’est pas du tout ça, moi j’ai l’impression que nous les cuirs, on est plus des gentils bisounours que des masculins toxiques. Mais c’est l’image que véhicule les uniformes qui nous oblige à monter encore plus qu’on est des gens sympas. Et puis, en parlant d’uniformes et du contexte politique actuels, on est aussi souvent assimilés à l’extrême-droite alors qu’on n’est pas politisés et qu’il s’agit juste d’un fétichisme, et donc on en vient à faire attention de ne pas porter certains éléments vestimentaires qui peuvent porter à confusion, ou alors à ne pas les porter dans la rue. Je me souviens d’un ami qui s’était senti obligé de porter sa muir cap (casquette en cuir) avec une perruque rose lors de la Gay Pride juste pour montrer qu’on est juste des gens sympas et qu’on n’est certainement pas d’extrême-droite ».
Selon notre petite enquête de terrain, Nicolas n’est pas le seul à subir des remarques désobligeantes ou à devoir s’expliquer sur son look. Et ce ne sont pas des hétéros qui, la plupart du temps font preuve d’agressivité, mais des jeunes LGBTQ+ en rupture idéologique, politique et sociétale avec les hommes gay cisgenres blancs, à fortiori les gays fetish. Le phénomène de division de la communauté LGBTQIAP+ actuel y est pour beaucoup. Les cuirs, très visibles par leurs uniformes, sont logiquement en première ligne. Bien sûr, à la base, ce sont les incompréhensions et l’absence de culture et de références historiques chez ces jeunes qui expliquent la stigmatisation qu’ils, elles et iels exercent sur les autres. Et dans ce cas-là, on a vite fait de tout mélanger pour construire une théorie : certains accessoires sont remis en cause, comme la muir cap, un genre de casquette d’officier, qui à l’origine « était destinée aux esclaves ou aux garçons baissant leur regard jusqu'aux pieds, ignorant les autres mecs » nous apprend le site Boxerbarcelona.com. Un truc complètement BDSM donc. Mais surtout, la muir cap est la casquette des motards américains dans les années 50-60. Même Marlon Brando en portait une (en tissu) sur certains clichés. Les bottes aussi, tous comme les Breeches (des pantalons avec des « oreilles » sur les côtés), sont devenus sources de conflits. « Quand je sors looké avec mes bottes et mon brechees, il m’arrive de me faire traiter de "guestapette ", mais ça me fait plus sourire qu’autre chose » nous a-t-on relaté. Il y a effectivement de quoi sourire, parce que ceux qui prétendent que ce sont les pantalons des officiers allemands durant la seconde guerre mondiale, ont l’histoire un peu courte : les officiers anglais en Inde à la fin du 19ème siècle en portaient déjà : il s’agissait de jodhpurs très utilisés à l’époque pour l’équitation, un sport très prisé par les Anglais. Évidemment, le fait que ces « originalités » vestimentaires aient été utilisées pendant la guerre brouille tous ces messages. Faut-il pour autant, préjuger et stigmatiser sans prendre le temps de se renseigner ?
Les fetish cuir ne sont pas les seuls à être victimes de quolibets et d’insultes dans la rue et sur les réseaux sociaux. La communauté puppy suscite interrogations et incompréhensions de la part de pisse-froids puritains, catholiques, d’extrême-droite (parfois tout ça à la fois, les pauvres), très souvent hétéros. Ces derniers n’hésitant pas à faire des raccourcis abjects avec la zoophilie (WTF ?) Dans les Prides, en France et en Europe, les puppies font autant la joie des marcheurs et des passants qu’ils n’engendrent surprise et rejet. Même si à l’origine, lors de la création de la communauté puppy, les débats ont fait rage sur la scène fetish, aujourd’hui, la pilule est passée (ne s’agissait-il pas d’un suppositoire ?) Les fetish traditionnels « d’un certain âge » s’y sont fait. Ils sont aussi moins exposés aux exposés aux stigmatisation et injures de la part des jeunes LGBTQIAP+ parce que le mouvement puppy s’est d’emblée affiché comme étant beaucoup plus inclusif des diversités, incluant sans trop de débats les questions liées à l’identité de genre. Il y a des femmes puppy, des trans puppy, des gays cis puppy, et c’est l’identité puppy qui est mise en avant, avant la personne qui l’incarne.
Mais le phénomène ne touche pas que les fetish cuir et les puppies. Il s’étend désormais à toute la communauté fetish, plus précisément à tous les uniformes et à tous ceux qui montrent par leur look leur domination ou leur soumission, ce principe étant combattu par les non-binaires et les féministes ultra. Le principe même de domination étant selon ses contradicteurs un avilissement, voire une atteinte à la dignité humaine.
Interdits de Pride
Ce n’est pas la première fois que la chose se produit en Allemagne. Fin mai, les organisateurs de la Pride de Bielefeld ont décidé de bannir deux groupes de la marche (CSD) et de la fête de rue : @puppy.owl et @leathersocial_bielefeld, respectivement un groupe puppy et un groupe cuir sous le sous prétexte d'un « manque de concept consensuel ». Des groupes minoritaires, queer (comprenez dans ce cas « alternatifs ») dans leur démarche, se sont ainsi retrouvés exclus par des organisateurs tout aussi queer qu’eux… Aussitôt, les réseaux sociaux se sont enflammés. L’association Rheinfetisch s’est emparée du sujet, en secours et en soutien de ces deux groupes amis. Même le parti politique allemand Die Linke (l’équivalent du Parti socialiste en France) s’est fendu d’un communiqué, condamnant aussitôt une « discréditation inacceptable des groupes fétiches ».
L’argumentaire de l’association organisatrice était que ces deux groupes n’avaient pas suffisamment prouvé leur engagement contre les violences sexuelles, sous-entendant de fait que les mecs fetish exercent ou subissent forcément des violences sexuelles, ceci faisant référence à la question du consentement supposé absent de nos sexualités BDSM (alors même qu’il en est au contraire le pilier). Pour se défendre, l’association organisatrice écrit : « pour les groupes fétichistes/jeu de rôle/kink, un concept de protection et de consensus doit être soumis pour participation à la CSD. Dans ce document, la gestion de la violence sexuelle, l'accord clair pour un consensus et la façon dont les autres joueurs sont reconnus devraient être clairement nommés ». Là encore, les préjugés ont la vie dure : les hommes passifs seraient donc tous des victimes et les hommes actifs tous des bourreaux. Et peu importe l’amour, le plaisir et le consentement entre adultes majeurs et vaccinés. Cet argumentaire est aussi très vexatoire et discriminant puisque l’organisateur ne s’adresse qu’aux « groupes fétichistes/jeu de rôle/kink ». Sous le feu des critiques, il a fourni des explications vagues qui n’ont pas convaincu.
Nous avons contacté Rheinfetisch qui nous a fourni les informations suivantes : l’asso fetish allemande a appris la nouvelle de ces bannissements via l’un de ses membres qui organise aussi le « Leather Social Bielefeld », un rassemblement cuir dans la ville de Bielefeld. Rheinfetisch est aussitôt venu en soutien de ces deux groupes car ils disposent d’une communauté et d’une audience plus importante sur les réseaux sociaux. Ils nous ont confirmé aussi que malgré le bannissement, « un événement Pride est une manifestation politique et, en Allemagne, les organisateurs ne peuvent légalement exclure des individus ou des groupes. Les restrictions s'appliquent à la tenue d'un stand sur la foire de rue et à l'inscription d'un groupe sur la liste des participants à la manifestation. Par conséquent, des organisations ainsi que d'autres individus ont pu se joindre à la manifestation ». Les deux groupes ont dû accepter de ne pas tenir de stand mais ont bien pu participer à la marche. Pour conclure, Rheinfetisch précise sa détermination : « nous nous inscrivons dans la tradition des émeutes de Stonewall, qui ont été menées par des personnes transgenres, des drag queens et des kings, ainsi que par la communauté fétichiste. Tenter de nous exclure aujourd'hui témoigne d'une amnésie historique aux proportions épiques. Nous ne nous lasserons pas de rappeler aux organisateurs des Prides que le fétichisme a toujours été - et reste - une partie intégrante et essentielle de la communauté queer. Une parade des fiertés n'est pas une fête familiale ; les personnes qui ne se conforment pas aux normes hétéronormatives ne sont pas une provocation ; et les menaces des extrémistes de droite ou des groupes religieux militants ne sont pas une raison d'annuler une manifestation ou de l'édulcorer par obéissance préventive ».
Pour mémoire, en 2009, la Pride de Cologne avait tenté une année d’interdire la participation à la Pride et avait pour cela établi une charte, abandonnée l’année suivante suite au tollé qu’elle avait généré. Par ailleurs, régulièrement en Allemagne, la police a interdit aux puppies de porter des masques (voir notre encadré « les cagoules et les masque puppies dans l’espace public »).
En France aussi, dans les assos militantes radicales, la question de la participation des assos fetish dans les Prides et marches des fiertés est aussi régulièrement soulevée. Un argument récent porte l’idée selon laquelle il ne serait pas judicieux de venir défiler en uniforme, sachant qu’à l’origine lors des émeutes de Stonewall, ceux qui portaient des uniformes (les policiers) étaient nos ennemis. On peut effectivement y voir une ironie… ou une réappropriation maladroite alors qu'elle n'a rien à voir avec ça, puisqu'il s'agit d'un fetish historique dans la communauté. A l’heure de la cancel-culture, on n’est pas à l’abri de nouvelles discriminations.
Et pourtant…
Ces nouvelles discriminations ou stigmatisations sont assurément très injustes. Historiquement, tout prouve que les mecs fetish ne sont justement pas d’extrême-droite (ils en seraient les premières victimes). Nos combats ont été constants. Discriminer un mec fetish dans la rue est avant tout un aveu d’ignorance.
Interdire les mecs fetish de participer aux Prides est de toutes façons interdit. Nul ne peut priver un citoyen de son droit de manifester, surtout dans l’espace public dans le cadre d’une manifestation autorisée. Cela se retournerait contre l’organisateur lui-même. Et puis, c’est oublier un peu vite que dès les premières prides aux USA, les mecs fetish étaient là, et bien là. Jusqu’au moment où le virus du sida a anéanti notre communauté. Par notre présence, nous portons l’histoire fetish et l’histoire du sida.
Ces discriminations à notre endroit est d’autant plus stupide que, dans nos gros events internationaux comme Folsom Europe à Berlin, la question inverse ne se pose pas. Les femmes qui le souhaitent sont les bienvenues, les drag-queens sont partout, les garçons non-binaires sont très bien accueillis, comme les hétéros et tou.te.s les autres. Plus récemment, lors de Darklands à Anvers, des rendez-vous fetish réservés aux FLINTA (Femmes, Lesbiennes, Intersexes, Non-binaires, Trans, Agenres) ont été proposés, permettant à chacun.e de profiter de l’événement et des ateliers de pratiques fetish dans des espaces safe. Ces rendez-vous sont inclusifs. Si certains trouvent qu’ils restent assez rares, d’autres répondront que la scène fetish évolue très vite et que nombre de soirées partout en France et en Europe sont totalement inclusives.
Les dynamiques actuelles
Plusieurs phénomènes sont à l’œuvre. Le premier, c’est le concept « politique » de masculinité toxique. Comprenez que la virilité affichée, par excès parfois, est un moyen de domination de l’homme sur la femme ou sur les hommes qui le sont moins. Cette attitude constituant une agression pour les victimes. Les féministes se sont, à raison, largement emparé.e.s du sujet. Dans l’espace public, au travail, dans le couple, etc…, ces attitudes sont évidemment fortement condamnables. Depuis une décennie, les comportements tendent à évoluer favorablement sur cette question. Mais dans nos saunas et backrooms, dans l’univers de la drague masculine, et donc dans la sphère fetish, cette masculinité n’est pas ressentie comme une agression. Au contraire, les mecs qui roulent des mécaniques sont plutôt plébiscités. Ils sont le symbole de virilité absolue et c’est qu’une partie de notre communauté recherche. Dans l’univers BDSM qui permet de vivre pleinement les fantasmes, cette hyper-virilité affichée, par l’attitude et par le look, est non seulement recherchée mais elle est un ingrédient nécessaire à la réalisation du fantasme.
La perception qu’en ont les personnes extérieures à nos communautés fetish et BDSM est donc fausse. Les féministes radicaux.cales répondront que la fétichisation de la masculinité ou de la féminité est une déviance, cherchant à bannir toute forme de fétichisme, y compris dans nos sexualités intimes.
Et c’est là le deuxième phénomène en cours : le Kink shaming. La pratique vise à dénoncer certaines pratiques sexuelles, soit pour des motifs puritains, religieux, soit pour dénoncer l’absence d’égalité homme-femme, homme-homme, femme-femme, dans une relation de domination ou dans une sexualité fetish plus large. Et c’est ainsi que vous trouverez des « kink shameurs » partout sur l’échiquier politique : de l’extrême-droite à la droite, au centre et dans certains mouvements de gauche, défendant une vision de la société très « propre » et puritaine pour, soi-disant, le bien-être du citoyen. Mais il y a aussi des « kink shameurs » dans notre propre communauté. Ils et elles ont en général une sexualité plutôt « vanille » (soft, basée sur le schéma hétéro-patriarcal) et cherchent à rendre honteux et coupables celles, ceux et celleux qui s’adonnent à la débauche. Ces opposants voient dans nos sexualités une forme de dégradation de la condition humaine et une attaque faite à l’Homme supérieur en tout et à toute espèce. « Non, un homme ne peut pas se transformer en chien sans que ce soit une dégradation de l’individu ! » nous a dit un « gay straight » qui veut garder l’anonymat. Le travail de pédagogie est gigantesque.
Et puis, il y a un troisième mouvement à l’œuvre actuellement : le « retour de manivelle ». Pendant toutes ces dernières, nombre de gays cis-genres (identité de genre en accord avec le sexe biologique) ont eu des attitudes très discriminantes envers les personnes trans et les nouvelles identités de genre. Aujourd’hui, nombre de jeunes non-binaires, intersexes, trans, pansexuel.les, queers, agenres,… luttent contre les phénomènes de masculinités toxiques qui les agressent au quotidien. Les looks fetish et BDSM sont pour elles, eux et elleux, des « proies » facilement identifiables. Incontestablement, il y a là une forme de revanche. Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse… Si l’on veut vivre ensemble, il va bien falloir que collectivement, on se parle, que l’on s’intéresse, que l’on apprenne à se connaître et que l’on s’accepte.
Aujourd’hui, il n’y a pas de dialogues, de communiqués, de plaidoyers, etc… (sauf rarement de manière courte, extrême et binaire sur les réseaux sociaux, ce qui est stérile). Personne n’ose prendre les devants, certainement par peur de s’exposer (ce qui est évidemment compréhensible) et par manque de temps pour créer, diffuser, débattre et modérer. Les associations fetish, en prévention de débats futurs, devraient sans tarder produire des écrits, des réflexions, des plaidoyers avec des références historiques, des argumentaires, et lancer elles-mêmes les débats. Ça tombe bien, une inter-asso fetish semble être en voie de création. S’emparera-t-elle de ce chantier ?
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Les cagoules et les masques puppies dans l’espace public
La loi française dit : « sauf exceptions, il est interdit de cacher votre visage dans l'espace public ». Le fait de porter une tenue destinée à dissimuler son visage dans l'espace public constitue une infraction qui est punie par une amende de 150 €, souvent assortie ou remplacée par un stage de citoyenneté. Mais en cas de dissimulation du visage pendant une manifestation, les sanctions sont beaucoup plus élevées ! Voici les informations que nous avons trouvées sur le site service-public.fr : « le fait de dissimuler volontairement son visage dans le but de ne pas être identifié lors d'une manifestation est puni d'une amende de 1 500 €. Cette contravention peut s'élever à 3 000 € en cas de récidive. Si la dissimulation volontaire du visage a lieu lors d'une manifestation au cours de laquelle des troubles à l'ordre public sont commis ou peuvent l'être, la peine peut s'élever à un an de prison et 15 000 € d'amende ».
Voilà pour la théorie. La réalité est un poil plus complexe puisque les exceptions autorisées portent par exemple sur les évènements traditionnels ou les représentations théâtrales. Une Pride est-elle un événement traditionnel ? Non, il s’agit plutôt d’une manifestation politique et culturelle, mais on n’est pas très loin. La chose est un peu plus discutable quand en terrasse d’un café (donc sur la voie publique), les mecs portent une cagoule en cuir ou en latex, ou avec un masque de chien. La police, selon son degré de rigidité, serait théoriquement en droit de verbaliser. Bon, en général, ça n’arrive pas puisque ledit policier voit bien, du fait du public présent, qu’il s’agit d’un événement fetish sans grand danger pour le citoyen. Il n’empêche, si un jour le climat politique venait à se durcir avec une droite dure ou avec l’extrême-droite, rien n’empêche un policier un peu homophobe -fetishphobe de verbaliser les gens masqués et dans son délire extrémiste, voire s’en prendre à l’établissement et à l’organisateur.
Dans tous les cas, lors des Prides, il est préférable de ne pas porter son masque lors des éventuels passages de contrôle, et de l’enfiler ensuite. Et de rester vigilant sur le caractère communautaire (et non individuel) de la démarche. Restez en groupe ! Et non, on ne porte pas sa cagoule de bourreau ou d’esclave ou son masque de chien dans le métro, c’est interdit.