En ce moment, le poilu est bien vu. Ce qui n’est, après tout, qu’une phase de plus dans les renversements continuels de la fantasmalogie gay. Au moins autant que les muscles, et que la taille de la bite, le poil est un critère central du sex appeal pédé. Non pas que sexy = poilu pour tous, mais pour chacun la référence aux poils est fondamentale.
Il y a quelque temps de cela, lors d’un classique « débroussaillage de politesse » (couilles-cul), j’ai cédé à la tentation de me raser intégralement. J’ai regretté mon impulsion dès que je me suis retrouvé à oilpé là où il faut être à oilpé hebdomadairement. Je me suis senti encore plus nu que nu. Totalement sans protection. Et le pire, c’est que j’ai remarqué, à mon grand désarroi, un changement radical de mon impact de séduction. Ce n’étaient plus les mêmes qui m’attrapaient, et je n’attrapais plus les mêmes. Grosso modo, mon « cœur de cible » était moins jeune, et visiblement orienté sur des trips bien particuliers, plus groink groink que woof woof. De dépit, je me suis assis au fond d’une cabine pour siroter mon Fanta-g, et méditer sur le sens du poil chez les pédés.
Traditionnellement, le poil est associé à la virilité. Il y a des poils spécifiquement masculins, dits « testoïdes » : barbe, abdomen, région périanale et sillon interfessier, face interne des cuisses et face supérieure des extrémités. On attacherait donc au poil les qualités viriles : sagesse, pouvoir, force, mais aussi brutalité, barbarie et j’en passe des pires. Pourtant ce n’est pas si évident. Dans les représentations mythologiques on lit déjà des variations des significations. Si Zeus est toujours barbu, et Apollon toujours glabre, la pilosité de certains dieux grecs évolue au cours du temps, et cette évolution a un sens. Hephaistos, dieu du feu et de la foudre, est d’abord représenté en jeune homme sans poils et fougueux, quoique boiteux. Mais alors qu’au fil des siècles, son « domaine de compétence » se précise en maîtrise du feu, de la forge, il se transforme en robuste forgeron, à la figure barbue, au cou vigoureux et au torse velu. Plus étrange, le cas de Dionysos, qui suit une évolution inverse : dieu du vin, il est, dans ses représentations les plus anciennes, mature et barbu. Au fur et à mesure que ses attributions divines s’étendent aux plaisirs et jusqu’à devenir protecteur de la civilisation (de plus en plus sophistiquée et raffinée), il rajeunit au point d’apparaître parfois en éphèbe imberbe, et même efféminé. L’image de Saint-Sébastien évolue de façon similaire. Historiquement, il est un général romain rugueux et poilu, martyrisé dans la force de l’âge. Au Moyen Age, il est mobilisé pour protéger contre la peste. C’est à l’orée de la Renaissance qu’il devient le jeune homme extasié sous les flèches, et évoque, dans sa nudité, un éphèbe apollonien. C’est cette image que les pédés ont retenu, je me demandais pourquoi…
On retrouve clairement ce même type de basculement dans le rapport des pédés aux poils. Le contrôle du poil pour eux symbolise le contrôle sur leur destinée. Au départ, poilu = viril, mature, macho ; imberbe = ado, jeune, folle. (On notera quand même que cela ne touche que les représentations, puisqu’il y a toujours eu, dans la réalité vraie, des vieux imberbes butch, et des jeunes poilus folles, ceci dit sans vouloir vexer personne). Dans les années 70, période de contestation des normes, le poil fait l’homme, et la folle : pas de clone sans moustache. Seuls les ados, les « twinks », à la limite les « Jocks », en tout cas des jeunes sont imberbes…
Dans les années 80, le poil, contrairement à la décennie précédente, est déconsidéré. Les machos à moustache n’ont plus la côte, on se rase le torse, la barbe est proscrite. Les gays revendiquent le Saint-Sébastien version éphèbe dont l’image collait bien à leur situation, entre homophobie et épidémie du sida. Tous sacrifiés, et tous multirésistants (Saint-Sébastien met du temps avant de mourir sous les flêches). La pression du « sans poils », quand le rasage et l’épilation sont un critère de « gay correctness », acquiert alors une forte valeur identitaire. Le gay se rase le corps, pour paraître jeune et désirable, signe de bonne santé et de vitalité, aussi pour représenter un modèle de masculinité qui se distingue des hommes hétéros. Comme Saint-Sébastien, il est jeune, mais valeureux. Il est une victime, mais une victime forte. C’est cette image qu’il veut donner.
Dans les années 2000, les choses changent. S’ouvre une ère où les gays ont acquis une certaine autonomie dans la société occidentale. Ils sont « out », leurs « valeurs » s’imposent même chez les hétéros, leur mode de vie fascine et séduit à la fois etc. L’image du gay, "esthète-qui-fait-la-fête-et-la-nique", envahit les médias. Sauf qu’au final cette nouvelle « identité » se révèle un peu « cliché » sur les bords, et la génération qui arrive sur scène, comme les « vétérans » de la période précédentes, cherchent à s’en démarquer, sans pour autant perdre les acquis.
Apparaissent, en opposition au « modèle gay » accepté et identifiable, deux nouveaux archétypes gays qui, comme par hasard, se distinguent par la polarité poilu/pas poilu : d’un côté le skin, de l’autre le bear. Mais ces archetypes procèdent à un renversement de sens : Le premier « virilise » l’absence de poil, et l’associe à des pratiques hard, alors que jusqu’à présent l’imberbe renvoyait plutôt à l’éphèbe. Le second, au contraire, valorise les poils, mais leurs enlève son référent brut et mal dégrossi pour y associer douceur et sérénité.
Cette polarité pileuse est en quelque sorte une façon de se démarquer des gays « canal historique », ceux des années 90’. Dans ce cas, le poil devient le signe que l’on a quitté une époque, celle de la « Pride » arc-en-ciel, du « mode de vie gay » revendicatif et de la construction identitaire de la génération précédente. Avec peut-être aussi une volonté plus ou moins consciente de se mettre aussi dans la lignée des années 70’, la période « anté-sida », genre on est léger, on n’a pas de poids sur les épaules. C’est cette nouvelle situation que je devais affronter ce soir-là seul dans ma cabine. En me rasant, j’avais brouillé mon image « naturelle » : un pédé quarantenaire, qui en a vu d’autres, et qui compte en faire voir à d’autres.
Je suis donc resté dans la cabine le temps que mes poils repoussent.