Je ne suis pas allé à la Gay Pride de Paris cette année. Rien à voir avec la polémique qui a entouré l’organisation de cette manifestation à laquelle je suis par ailleurs très attaché. Je ne pouvais pas être là, tout simplement.
Pas mal d’amis m’ont dit qu’il y avait beaucoup moins de monde que d’habitude, voire que c’était sinistre et qu’ils se sont repliés sur les bistros. J’ai compris, peut-être mal, que dans la vision des organisateurs, les manifestations antérieures n’étaient pas assez inclusives, intersectionnelles, que les « minorités dans les minorités » n’étaient pas assez visibles, que nos communautés devaient être exemplaires en ce qui concerne le bilan carbone, que les messages politiques devaient être plus visibles. J’étais à vrai dire assez éloigné de ce débat qui m’a été simplement relaté, de manière assez convergente, par des personnes différentes. Je ne commenterai donc pas cette stratégie spécifique de la Pride 2023. Et d’ailleurs, que viendrait faire un commentaire d’une Pride dans une chronique consacrée à la santé ?
Justement. Une Pride sert avant tout à permettre à des gamins de 15 ans, qui se découvrent des attirances imprévues, qui font l’objet de persécutions scolaires, de harcèlement familial, qui se prennent en pleine figure le discours anti-LGBT qui fait aujourd’hui florès, et qui se croient seuls au monde, de savoir qu’il y a des centaines de milliers de gens qui font la fête précisément autour de leur différence commune. Doit-on rappeler la fragilité mentale des jeunes LGBT, leur taux de suicide, d’abus, de dépression adolescente, bien au-delà de la population générale, sans modèles d’identification positifs ? Cette fonction des prides est fondamentale et d’utilité publique. Et donc, ça doit être gai(y). La Marche des Fiertés était la plus importante manifestation annuelle en France de par le nombre de participants. J’aimerais que ce ne soit pas la Manif pour tous ou ses avatars qui prenne cette place ; on a vu combien l’effet sur les jeunes LGBT a été désastreux, à quoi s’est ajouté la crise Covid et les impacts des confinements et des couvre-feux sur l’entrée dans la vie sociale adulte de toute une population.
J’ai toujours pensé que la critique selon laquelle les prides festives étaient un « carnaval » et « donnaient une mauvaise image de l’homosexualité » était avant tout la manifestation de cette bonne vieille homophobie intériorisée qui nous guette si souvent au tournant.
On a souvent, aussi, reproché aux manifestations festives d’avoir un impact politique réduit, comme s’il y avait incompatibilité. Déjà, c’est le nombre qui va déterminer l’impact politique d’une manifestation. Nos prides doivent être bondées. Pour le reste…
… Je garde un souvenir magique des prides des années 90 qui, pour les plus jeunes, étaient celles du pire moment de la crise du sida, avant les trithérapies, la pire de l’histoire, donc. À l’époque, les défilés faisaient intervenir une débauche de chars qui étaient affrétés aussi bien par les associations (et personne ne pouvait passer à côté des messages d’Act Up, de Aides et des autres) que par des partis politiques, des syndicats, et, bien entendu, les établissements commerciaux. Le côté carnavalesque était très présent. Les chars commerciaux s’ornementaient souvent de gogo boys déhanchés et aussi peu vêtus que l’autorisait la météo, mais il n’y avait pas que cela.
Les établissements commerciaux ont été exclus il y a bien longtemps, je ne sais plus très bien. Les danses des pom-pom boys, pas toujours en très bonne santé, qui entouraient le char d’Act-Up participaient aussi à cette ambiance, sans parler des Sœurs de la Perpétuelle Indulgence qui restent un pilier de la prévention. Et il y avait de la transgression, aussi. J’ai vu le groupe des M.E.C. (mecs en caoutchouc) se faire pisser dans les cuissardes à chaque pause dans la progression, une Sœur soulever sa robe pour se faire tailler une pipe dans les règles. J’ai surtout vu sur le char de l’ASMF un homme en short et harnais qui exposait des lésions quasiment généralisées de Kaposi. Les die-in étaient le moment d’un vraiment moment d’émotion collective et donc de cohésion de notre groupe qui était, il est vrai, à très grande majorité gay. Et nous étions même assez nombreux dans le cortège à nous éclipser une heure nous envoyer en l’air avec tous ces gens qui venaient de partout. Et ces centaines de milliers de gens pour qui le sida était l’obsession permanente arrivaient à transcender la peur, la douleur, le chagrin, en se rassemblant dans une immense fête publique où ils ne se cachaient pas. Cela avait une force politique considérable et, finalement, nous avons eu accès aux traitements, à la PrEP, au PACS, puis au mariage, puis à la PMA, etc.
On a exclu les chars commerciaux, je ne sais pas pourquoi. On a voulu mettre à l’écart tous ceux qui voulaient faire de la récupération politique ou du « pink washing ». Soit. Mais si l’on veut nous récupérer, c’est que nous avons une existence, un pouvoir, même. Désormais, la haine anti-LGBT s’est largement décomplexée à l’extrême droite, et envahit de plus en plus le champ politique, dans une confusion hasardeuse avec le « wokisme » ou je ne sais quoi. Notre existence même est menacée, et c’est malheureusement un mouvement qui dépasse largement nos frontières.
Je pense que notre « carnaval » nous a pourtant rendus plus fort. Car nous étions réunis plus nombreux et que finalement, le fait que tout le monde voulait en être était protecteur.
La « défestivalisation » des prides est un bien triste mouvement, qui accompagne la disparition progressive des lieux physiques de rencontre, créant une frontière de plus en plus étanche entre vie sociale (et amoureuse) et sexuelle.
Nous sommes une minorité fragile, vulnérable, et le phénomène du chemsex a bien montré que tout était loin d’être résolu. Alors que les minorités se défendent en formant des sociétés, des subcultures, en se rassemblant, en s’entraidant, nous voyons comment les lieux de socialisation disparaissent les uns après les autres, au profit des lieux virtuels qui ont déjà pris le monopole du sexe, qui est pourtant ce qui nous rassemble tous. Nous avons le devoir de sauver ce qui reste, cette inventivité culturelle et sociale et, oui, ce sens de la fête, qui nous a permis de survivre et qui aide les plus jeunes à s’accepter. Sans quoi ces luttes auront été vaines.